La raison produit une discrimination, au sens grec de la critique, kritikein. Il s’agit donc d’une faculté de discernement entre le vrai et le faux, le moral et l'immoral, le juste et l'injuste, etc.
Contrairement à la superstition, à la croyance, ou à la rhétorique, la raison bâtit un ordre logique et développe ses conclusions méthodiquement. C’est ainsi que, dès le début de la philosophie il convient de distinguer le sophiste du philosophe.
On appelle sophistes des individus qui, en Grèce antique, faisaient commerce de leur capacité rhétorique lors des procès ou lors de prises de parole publique.
Le sophiste se présente comme celui qui peut parler de tout. Son outil est le langage et sa stylistique. Son objectif est la persuasion. Or, c’est contre la sophistique que la philosophie se construit dans un premier temps. Car une science, quelle qu’elle soit, doit d’abord être démonstrative : pour Aristote ce qui ne relève pas de la démonstration appartient au domaine de l’opinion.
2. La raison en acte
Aristote, dans la Métaphysique, distingue trois grands prérequis pour qu’une pensée soit rationnelle :
Ne pas se contredire : principe de non-contradiction.
Ne pas nier l’existence d’une chose qui est : principe d’identité.
Il n’y a pas de milieu entre le vrai et le faux : principe du tiers-exclu.
La démonstration montre donc la raison en acte. Elle vise l’adhésion rationnelle de l’interlocuteur et non sa simple persuasion. Pour construire un raisonnement il faut suivre une méthode, suivre une figure logique, à l’exemple du syllogisme. Pour qu’un syllogisme soit vrai ou « scientifique », il faut donc que la conclusion soit contenue dans la première proposition (la majeure) et que la seconde proposition (la mineure) mette en avant la conclusion. Exemple :
Tous les hommes sont mortels.
Socrate est un homme.
Donc Socrate est mortel.
Ce qui est acceptable pour la raison est donc ce qui ne contredit ni la logique ni les indices concordants dont nous disposons dans notre raisonnement. Une démonstration philosophique est une déduction qui vise à prouver le caractère vrai d’une conclusion. Elle s’appuie sur des prémisses reconnues ou considérées comme vraies, mais que la raison doit admettre.
3. La rationnalité scientifique
Dans les sciences, la raison mesure la capacité à juger de la cohérence logique des énoncés ou permet d’établir des lois qui ordonnent la nature. La rationalité scientifique repose sur des principes établis notamment par Gaston Bachelard :
Économie des explications
Opposition à toute forme de l’opinion
Ne pas faire appel à des principes hétérogènes au champ de recherche
Protocole expérimental strictement respecté
La rationalité scientifique définit, en grande partie, le rationalisme de Descartes, ou le rationalisme critique de Kant. Il s’agit de s’attacher à la méthode et à la rigueur des principes.
2
Comment conduire sa raison ?
1. La méthode
Le rationalisme repose sur des règles certaines pour conduire la raison, afin qu’elles mènent à la recherche et à l’exposition de la vérité. Descartes en énonce quatre dans le Discours de la méthode :
Ne jamais recevoir aucune chose pour vraie sans la connaître être telle.
Diviser chacune des difficultés que l’on examine en différentes étapes.
Conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples jusqu’à la connaissance des plus composés.
Faire en toute chose des dénombrements entiers, et des revues générales, pour ne rien laisser de côté.
2. Construire une connaissance
Cependant, lorsque la raison construit une connaissance elle doit choisir entre deux procédures : déduction ou induction.
Une déduction repose sur des principe et des axiomes admis dont la raison tire les conclusions et qu’elle peut éventuellement appliquer à un cas d’étude précis. La déduction suppose un lien logique entre les propositions et en établit la pertinence. Ainsi Aristote distingue plusieurs types de causalité, et fait du syllogisme le modèle de la pensée déductive. Comme une déduction tire ses conclusions de l’analyse des prémisses, la déduction est toujours, au fond, une tautologie.
Une induction est une généralisation à partir du constat répété d’une simultanéité entre des faits. Selon Hume, seule l’induction permet un progrès de la connaissance, mais en revanche, nous ne pouvons jamais induire en toute raison. En effet, ce n’est pas parce que des faits ont été corrélés dans le passé de multiples fois qu’ils le seront nécessairement dans le futur. L’induction ne permettant d’établir aucune nécessité, mais étant, dans le même temps, la source de nos connaissances, il faut admettre que la raison ne peut rien connaître avec certitude. L’induction, selon Hume, conduit donc au scepticisme.
Kant va produire une tentative de synthèse entre le rationalisme étroit qui ne fait dériver nos connaissances que de la raison, et un empirisme qui renvoie la raison au scepticisme. Son criticisme pose, en effet, que si toute connaissance débute avec l’expérience, elle n’en dérive pas entièrement.
3. Fonder la morale ?
La raison n’est pas qu’au service du logos, de la formation de la parole juste et du jugement, elle est aussi au service de l’ethos, du comportement raisonnable et de la conduite des actions morales.
Est-il possible de fonder son action sur une raison devenue pratique, d’après un principe d’action aussi universel et nécessaire que peut l’être un raisonnement ?
D’après Kant, un tel usage de la raison est non seulement possible mais est aussi sa finalité ; « Que dois-je faire ? » étant l’une des trois grandes questions de la philosophie d’après lui. Il répond par la formulation d’un impératif qui s’applique sans considération des circonstances particulières de l’action, et qui, pour cette raison même, est dit « catégorique ».
Mais cette morale rigoriste est critiquée par les utilitaristes qui proposent de fonder la morale sur les conséquences de l’action, c’est donc l’observation des résultats de l’action qui nous permettrait de nous décider. Si la raison est encore analytique, elle n’est plus ni universelle, ni prescriptive.
Max Weber, sociologue, considère que la société doit pouvoir jouer sur ces deux éthiques sans trancher définitivement entre une éthique de la responsabilité qui repose sur des principes rationnels et une éthique conséquentialiste reposant sur des conséquences raisonnables. Une éthique peut être revendiquée et trouver néanmoins sa limite, en prenant en compte l’autre éthique. Cette complémentarité des éthiques est la force authentique de l’homme qui entend agir pour le bien de tous, à l’image de l’homme ou de la femme politique.
3
Les limites de la raison
1. La raison peut-elle tout expliquer ?
Produire une démonstration qui mène au vrai suppose déjà de partir de bases fermes. Pour cela, on assigne au doute une place prépondérante. Sextus Empiricus examine la question de la garantie d’une démonstration, le fameux « prouve ta preuve ! » vient ainsi montrer l’absurdité qu’il y aurait à vouloir tout démontrer. La raison doit donc admettre et accepter une part de doute, voire de foi, en ses méthodes, ses axiomes, ou ses évidences.
Il n’est pas certain que le raisonnement soit un mode adapté pour saisir tous les objets de pensée. Ainsi, la raison ne saisit ses objets que dans la limite de la finitude humaine, comment pourrait-elle s’approprier l’infini ? Pascal rappelle que l’homme pris dans l’infini de la création se penche sur l'abîme en lui. Pris entre ces deux infinis, la raison n’a pas les moyens de se prévaloir d’une quelconque arrogance face à Dieu qui peut, seul, rassembler toutes les perspectives. De là, le privilège que Pascal accorde à l’ordre du cœur sur celui de la raison.
Sartre pointe une autre limite de la raison lorsque son objet est l’existence humaine. La raison permettant de fixer un processus semble inopérante pour prévoir et concevoir une existence ontologiquement libre. La raison établit un déterminisme dans le cadre du lien de causalité sur lequel repose ses jugements, elle ne peut donc guider le cours d’une existence qui est un engagement ouvert sur les possibles.
2. L’irrationnel est-il réel ?
Depuis l’antiquité grecque, les scientifiques et les philosophes considèrent que le réel est rationnel. L’irrationnel ne peut être qu’un « avant-l’être », un monde d’avant, un chaos auquel succéda l’ordre et la cohérence. Pourtant les pythagoriciens firent l’expérience des nombres irrationnels, ce qui fut perçu comme une inadmissible contradiction de la raison avant que les mathématiciens ultérieurs rendent compte de cette possibilité.
Depuis, l’irrationnel est souvent conçu comme un moment provisoire du processus rationnel, un moment qui sera dissout par un progrès attendu de la pensée. La psychanalyse est ainsi une tentative pour rendre raison des déterminismes inconscients qui peuvent submerger la conscience. Il s’agit donc de saisir les processus inconscients en faisant émerger une autre rationalité, concernant la pathologie psychique ou des comportements que la conscience ne contrôle pas, mais qui répondent toujours à des causes, seraient-elles inconscientes.
Pourtant l’extension de la raison connaît une limite. La raison, capacité humaine finie, échoue devant l’immensité infinie de Dieu, il est pour elle l’absolu irrationnel. La foi n’est pas alors un choix, mais l’évidence de la limite de notre rationalité : credo quia absurdum (je crois, car c’est absurde). Autrement dit la foi n’a pas besoin de preuves rationnelles, elle ouvre la possibilité de faire sens sans la raison.