L’inconscient avant Freud : une approche des limites de la conscience
1. Les limites de la conscience perceptive
Leibniz remarque, en étudiant la perception, que si nous pouvons prendre conscience du bruit de la mer, c’est que nous avons perçu le bruit de chaque vague qui compose ce son. Pourtant, la perception en nous de chacune des vagues, était si « petite » en intensité ou si habituelle en fréquence, que nous n’avons pas pris en conscience ces « petites perceptions ».
La partie non consciente de la perception progressant de manière continue en intensité va être aperçue et nous apercevons donc nos petites perceptions quand leur intensité est devenue suffisante pour éveiller la conscience.
L’inconscient selon Leibniz est donc défini négativement, il n’est que la qualité « non encore consciente » des phénomènes perceptifs qui progressent vers la conscience et n’ont pas de rôles perturbateurs ou contraires au fonctionnement conscient.
2. L’origine incertaine des idées conscientes
Nietzsche va plus loin en critiquant au sein du cogito de Descartes, le rôle de la conscience. Certes, « je pense, j’existe » semble une évidence, pourtant il peut se glisser une erreur de grammaire dans la formulation de ces deux « je » ; ils ne sont pas strictement équivalents. Si « je » prends conscience des pensées, il n’est pas évident que ces pensées proviennent d’une construction du « je ». Il faudrait plutôt dire : « Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux "je", ce n’est à tout le moins qu’une supposition ».
Nietzsche, admet qu’il y a un processus de pensée, mais n’admet ni que le « Je » conscient soit le sujet qui produit ce processus, ni même qu’il ne puisse y avoir un sujet indépendant et cause du processus.
Sans poser conceptuellement l’hypothèse de l’inconscient, le soupçon que Nietzsche fait planer sur la toute-puissance de la conscience préfigure l’inconscient freudien.
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L’inconscient freudien et la psychanalyse
1. Naissance de l'inconscient freudien
La toute-puissance de la conscience sur le psychisme est remise en cause par l’hypothèse d’une instance que le médecin Sigmund Freud nomme l’inconscient. Avant lui, des philosophes ont montré que la conscience n’était pas la seule instance en nous et que son pouvoir était limité, mais ce n’est qu’à partir des travaux de Freud qu’une véritable instance concurrente, puissante et dynamique, va semer le doute sur l’identification millénaire du psychisme et de la conscience.
Freud est d’abord un neurologue qui effectue des recherches pour comprendre une maladie mentale qui n’est pas liée à une affection du corps : l’hystérie. Ces troubles mentaux, non somatiques ne peuvent s’expliquer que par un dysfonctionnement psychique.
Freud va montrer que de nombreuses pathologies mentales et autres troubles de la personnalité (névroses) découlent d’une tension non assumée entre le conscient et l’inconscient. Ces tensions trouvent une multitude de moyens de se manifester à la surface de l’activité mentale (lapsus, actes manqués, rêves, voire délires, etc.), mais leur signification n’est jamais explicite, et demande à être analysée pour que les patients puissent être traités.
L’exigence freudienne, scientifique et à visée thérapeutique, est de prendre en compte et de rendre raison de la totalité des comportements psychiques normaux ou pathologiques. Pour ce faire, il doit émettre l’hypothèse d’un fonctionnement psychique reposant sur le conflit entre la conscience et une autre instance dynamique et potentiellement perturbatrice : l’inconscient.
2. De l’hypothèse légitime et nécessaire à la modélisation
L’hypothèse de l’inconscient psychique, c’est-à-dire conçu comme instance psychique indépendante de la conscience, est contestée par de nombreux médecins et philosophes. Freud se défend des critiques que sa théorie affronte en présentant l’Inconscient comme une « hypothèse nécessaire et légitime ».
Elle lui semble nécessaire puisqu’elle permet de comprendre ce qui, sans elle, reste dénué de sens : les rêves, les actes manqués, certaines maladies mentales, les lapsus, etc. Par ailleurs, elle lui semble légitime, car elle permet d’établir des thérapeutiques qui parviennent à soulager ou à soigner certaines pathologies. Ces voies thérapeutiques ne sont pas médicamenteuses et sont élaborées tout au long de la vie et de la carrière de Freud. Elles reposent sur une tentative pour lever la résistance à l’expression de l’inconscient, et prennent la forme de l’hypnose, de l’analyse des rêves, ou encore de l’association libre.
Freud fournira deux modèles successifs de l’appareil psychique, il les nomme lui-même la première et la seconde topiques.
La première topique : trois instances psychiques sont ici posées : la conscience, le préconscient et l'inconscient. L’inconscient regroupe les traumas, les désirs refoulés, et tout ce que la conscience ne peut plus convoquer sous la forme de souvenirs. Le préconscient est composé des souvenirs qui peuvent constamment revenir à la conscience. La conscience est une attention à la vie intérieure et extérieure du sujet.
La seconde topique : deux instances sont en conflit, la troisième émerge de cet antagonisme. Le Ça (siège des pulsions de jouissance : Eros, et des pulsions de mort : Thanatos) est limité par le Surmoi (siège des tabous et des interdits moraux). Ces deux instances en grande partie inconscientes et en conflit doivent être conciliées, ce qui génère la troisième instance : Le Moi. Le Moi est pris entre le conflit des deux autres instances psychiques et les exigences de la vie extérieure du sujet, il doit donc servir trois maîtres.
3. Les manifestations primaires de l’inconscient
Selon Freud, le rêve « est la voie royale vers l’inconscient ». Pendant les phases de sommeil, une partie de la résistance à l’expression de l’inconscient est levée. Cette résistance partiellement levée permet l’expression d’un désir que la vie éveillée n’aurait pas toléré et qui serait resté inconscient et refoulé.
Mais le rêve est codé, il est l’expression « déguisée d’un désir refoulé ». Il faut procéder à son décodage, à son interprétation. Le rêve, dont nous faisons le récit une fois réveillé, n’est qu’un contenu manifeste dont il faut parvenir à trouver le sens masqué, le contenu latent. Freud analyse donc le fonctionnement du rêve pour comprendre ce qu’il cache. Or, un rêve procède par trois opérations que l’auteur nomme « le travail du rêve ». Le rêve condense (il associe plusieurs personnes en une seule, par exemple), le rêve déplace (je pense rêver de ma montre, mais le rêve désigne mon père qui m’a légué cette montre), et enfin le rêve symbolise (par exemple, un escalier est un symbole phallique, monter/descendre un escalier désigne symboliquement les rapports sexuels).
L’interprétation des rêves suppose de comprendre la façon dont un sujet singulier bien connu du psychanalyste, car il est son patient, peut utiliser ces processus de déguisement. Il n’est donc pas possible de systématiser l’interprétation des rêves.
Les lapsus, et actes manqués sont un autre exemple de la manifestation de l’inconscient dans la vie éveillée. Le lapsus consistant à remplacer dans une phrase un mot par un autre de sonorité proche. Le mot remplaçant celui que nous sommes censés prononcer évoque souvent un désir ou une pulsion, il a donc une connotation belliqueuse ou érotique. On peut citer le lapsus du député Robert-André Vivien qui souhaitait inviter ses collègues à durcir leur texte à propos d’une loi contre la pornographie et qui déclara qu’il leur fallait « durcir leur sexe ».
4. Le rôle central de la sexualité psychique
L’inconscient freudien est mû par la libido, c’est-à-dire par l'énergie sexuelle. La sexualité freudienne n’est pas limitée à la sexualité génitale (liée aux organes sexuels) bien au contraire, il s’agit essentiellement d’une sexualité non génitale, d’un appétit de jouissance polymorphe. Le Ça est donc essentiellement à la recherche de sa satisfaction, il est régi par le seul principe de plaisir. Dès la naissance, il existe donc une sexualité infantile.
L’enfant passe par différents stades dans la constitution de son appareil psychique, au sein de laquelle le complexe d’Œdipe est un moment essentiel. Il se déroule entre 3 et 5 ans.
Le complexe se caractérise par une attirance pour le parent de sexe opposé et par une hostilité envers le parent de même sexe. Des sentiments complexes (amour, haine, culpabilité, désir) envers ses deux parents vont structurer progressivement le psychisme de l’enfant. Tout homme connaît ce complexe, mais « l’effroi » qu’il peut représenter serait la cause de certains troubles mentaux ultérieurs, dont l’hystérie.
5. L'analyse des comportements sociaux
Par une extrapolation qui peut sembler ambitieuse, Freud applique sa compréhension de l’appareil psychique de l’homme à la vie collective et sociale, il couche donc la société sur son divan car il lui semble que certains comportement culturels relèvent des mécanismes psychiques qu’il a fait émerger dans le cadre de sa pratique médicale.
L’art peut ainsi être analysé comme le lieu de la sublimation des pulsions des artistes. Les pulsions se trouveraient acceptées socialement et non refoulées, car le prétexte de la beauté qui constitue l’effort esthétique, permettrait de « déguiser » la pulsion primaire qui donne lieu à la création. Dans son analyse du Moïse de Michel-Ange, ou dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Freud va ainsi interpréter les œuvres comme étant l’expression empêchée de l’homosexualité du peintre dans le second cas, et comme étant l’expression du dépassement de l’hostilité de Michel-Ange envers le pape Jules II, dans le premier cas.
La religion, judéo-chrétienne, fait aussi l’objet d’une extrapolation à partir de l’analyse des névroses. Selon Freud, la religion est une « névrose obsessionnelle universelle ». Pour l’enfant, le père est une image de la loi, de l’ordre, il est menaçant et castrateur, mais il est aussi sécurisant et une figure de la protection. Cette ambivalence du père se retrouve en « Dieu, le père éternel », à la fois menace et amour. Face à la désaide, à l’abandon, l’humanité se cherche un père protecteur, et génère la religion par un travail de culture « Kulturarbeit ». Il s’agit donc de construire une illusion qui repousse les pulsions primitives et témoigne du désir d’être aimé/aidé face à l’adversité de la nature, et à la certitude de la mort.
Il semble à Freud que la consolation religieuse a eu son utilité, mais qu’elle a « fait son temps ». La maturité scientifique de l’humanité devrait nous permettre de nous passer de tous ces rites compulsifs « infantiles et narcotiques » qui sont censés nous tenir éloignés de nos angoisses névrotiques.
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L'inconscient après Freud
1. Le rôle du moi
Bruno Bettelheim analyse les contes de fées pour montrer qu’ils évoquent de manière détournée et codée, les peurs essentielles de l’enfant : son intégration dans le monde des adultes, sa compréhension de la sexualité, de la violence, etc.
En ce faisant, les contes préparent l’enfant à comprendre son évolution psychique et donne au moi un rôle régulateur. Le moi se trouve donc dans la position d’un décideur, d’un arbitre des instances psychiques, alors que Freud ne le concevait que comme le siège du conflit de ces instances.
2. L’inconscient et le langage
Jacques Lacan ne situe pas la voie d’accès royale à l’inconscient dans le rêve, mais dans le langage lui-même. En déclarant « l’inconscient est structuré comme un langage » il invite à penser le psychique suivant la structure d’un signe linguistique comprenant un signifié, un signifiant et désignant un référent. Le signifiant dans la psychanalyse lacanienne est une trace dans notre inconscient (une image, une sensation tactile, une odeur) qui renvoie à un signifié du domaine de l’imaginaire (l’amour ou le désir, la crainte, etc.). Ce que nous avons vécu, parfois avant l’acquisition du langage, est le référent du signe psychanalytique.
Ce qui importe, ici, c’est la structure, plus que le contenu de l’inconscient.
3. L’inconscient collectif
Pour Carl Gustav Jung, la priorité n’est plus donnée à la vie psychique individuelle, mais à la vie collective. La vie individuelle prend place dans des structures ou des mécanismes plus larges qui permettent d’émettre l’hypothèse d’un inconscient collectif. Il est structuré par des archétypes dont chaque culture donne une traduction imagée présente dans les représentations artistiques ou les récits.
Selon Jung, cet inconscient collectif n’est pas acquis par une éducation, seule sa traduction en images archétypales est l’objet d’une acquisition culturelle. L’inconscient collectif est donc inné, commun à toute l’humanité, et à l’œuvre dans les manifestations culturelles universelles, comme la religion.
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La critique de l’inconscient psychique
1. La critique de la scientificité
La scientificité d’une théorie est établie par son degré de falsifiabilité d’après Karl Popper. Or la falsifiabilité est le fait de pouvoir fournir une expérience susceptible de mettre en doute, ou en tort, une théorie.
L’hypothèse de l’inconscient ne permet pas de fournir une telle expérience cruciale, Popper refuse donc à la psychanalyse la qualité de science. .
2. La clause morale
Alain remarque que l’hypothèse d’un inconscient qui prend le contrôle du moi, au moins partiellement, pose un problème moral : comment serais-je encore responsable moralement de mes actes et de mes sentiments s’ils sont déterminés par une instance psychique que ma volonté ne contrôle pas ?
Il accepte un inconscient du corps, c’est-à-dire qu’il reconnaît que notre physiologie et que nos réflexes ne sont pas sous le contrôle de la volonté. Par contre, nos pensées, nos sentiments, nos actes ne sont aucunement soumis à cet « animal redoutable », à « ce mauvais ange », qu’est pour lui l’inconscient psychique freudien.
3. La censure et la mauvaise foi
Jean-Paul Sartre revendique une psychanalyse, mais existentialiste, concurrente à celle de Freud, et sans inconscient. C’est donc l’existence de l’inconscient qui est la cible de Sartre, ce qui peut apparaître paradoxal dans le cadre d’une psychanalyse.
Selon Sartre, l’hypothèse de l’inconscient maintient une contradiction. Au moment du refoulement, la censure fait preuve de mauvaise foi. En effet, pour rejeter dans un prétendu inconscient une pensée inacceptable, il faut la voir, la juger comme inacceptable, la rejeter et résister à son retour. Une pensée ne serait donc jamais « inconsciente » si la conscience ne refusait pas de voir qu’elle a opéré consciemment le rejet vers l’inconscient.
La censure est donc de mauvaise foi, le refoulement étant conscient il est un « refusement », et l’inconscient n’est pas une instance psychique. Faire une psychanalyse existentialiste consiste donc à lever toute mauvaise foi, ce qui est possible si le sujet accepte de s’étudier comme s’il était un autre.