Le devoir, c’est ce que l’on doit faire. C'est l’impératif qui s’impose à nous et qui nous signale que la moralité de notre action exige la satisfaction de plusieurs conditions. Par exemple, pour être moral, il ne suffit pas de ne pas voler par peur de la sanction, mais de ne pas voler par pure honnêteté.
Plus généralement, les devoirs sont l’ensemble des obligations auxquelles on se soumet lorsque l’on fait partie d’un certain cadre (institutionnel, religieux, politique, etc.).
La notion de devoir introduit également la distinction entre « l’être » et le « devoir être », ce qui existe « en fait », et ce qui « doit » exister ou existe « en droit ». Ce qui existe « en fait », ce sont par exemple les propriétés biologiques de notre corps. Qu'on veuille ou non, elles sont ainsi. Ce qui est « en droit », c’est par exemple un mauvais traitement que ce corps ne doit pas recevoir : il dépend de nous que cela se produise ou non, nous comprenons les raisons qui font que cela ne devrait pas arriver.
B) L’être et le devoir-être
Dire qu’il existe des choses que l’on doit faire sous-entend qu’elles ne sont pas encore faites, ou qu’il est physiquement possible de ne pas les faire. Ce qui doit être fait, le devoir, ce sont des choses que l’on juge souhaitables, ou qui sont censées être « bonnes » par opposition à ce qui est « mauvais ».
L’idée de devoir implique donc que le monde tel qu’il est, et surtout notre nature brute, impulsive, ne peut satisfaire toutes nos exigences. Ces exigences ne sont pas seulement nos désirs, il s’agit aussi d’un souci de respecter un ordre ou un ensemble de normes. Ces normes, cet ensemble d’idées sur « ce qui doit être » nous apparaissent parce que nous ne pouvons nous en tenir à ce qui existe en fait, aux choses telles qu’elles sont à l’origine.
Certains affirment que le devoir correspond à la réalisation de ce qui nous est naturel. Il y aurait donc deux sortes de nature :
une nature « de fait », celle de nos penchants et de nos désirs, qui n’est pas conforme au devoir ;
une nature « de droit », à réaliser, qui est la poursuite de ce qui nous est conforme par essence (ce que nous « devons être ») : on parle de nature « essentielle » ; cette essence désigne notre forme la plus noble, qui n’est pas forcément celle que nous avons au début de notre vie. Au contraire, elle suppose l’éducation. Cicéron résume cette idée, partagée par les stoïciens, dans le traité Des fins et le traité Des devoirs.
C) Le savoir et l’expérience
D’où provient notre idée de ce qui doit être fait ? Et comment conservons-nous cette idée ? Si ce qui doit être fait est conforme à ce que nous sommes essentiellement, alors on devrait pouvoir développer un savoir rigoureux et fixe sur l’ensemble des règles que nous devons suivre.
Cependant, peut-on appliquer des règles générales, comparables aux lois, de façon automatique dans la vie courante ? La réalité exige que l’on adapte nos exigences à la particularité des situations. Par exemple, selon la situation du voleur et de la victime du vol, selon la nature de l’objet, etc., le vol n’est pas toujours un délit de la même gravité. Cela demande de la souplesse d’esprit et de l’expérience : Aristote appelle cette vertu « prudence », et la distingue d’un savoir purement théorique.
D) Le devoir et ses conséquences
À quel niveau de notre action se joue notre rapport au devoir ? Nous avons le sentiment que c’est au moment du choix, lorsque nous prenons la décision d’agir, que nous devons respecter la morale. Mais si nos intentions étaient honnêtes, et les conséquences de nos actes néfastes ou immorales, cela doit-il entrer en considération ?
Max Weber a déduit de ce problème une distinction entre deux grands courants de l’éthique :
l'éthique de la conviction (qu’il associe au christianisme) ne s’attache qu’à la pureté de l’intention (et, pour le christianisme, laisse à Dieu le résultat de l’action)
en revanche, l'éthique de la responsabilité prend en compte les précautions prises vis-à-vis des conséquences de nos actes : dans son choix, il faut compter avec le résultat de notre action.
C’est la base du dilemme, où les conséquences d’un choix peuvent en compromettre la moralité initiale. Ex. : un chef d’entreprise devant choisir entre fermer son entreprise ou licencier plusieurs de ses employés. Cf. aussi l’exemple d’Antigone (où son éthique de la conviction religieuse contredit l’éthique de la responsabilité par rapport aux lois de la cité).
2Comment connaître et obéir à ses devoirs ?
A) La conscience morale et la connaissance
La question de l’origine du devoir est très proche de celle de son contenu. Si le devoir nous vient de Dieu ou de la nature, alors il serait possible de déterminer un tel contenu, d’après notre connaissance de la nature ou des Écritures sacrées.
Mais il n’est pas certain qu’un tel savoir existe. Nous pouvons avoir la certitude que certaines choses doivent être faites, sans pouvoir l’expliquer de façon générale et théorique.
Pour Rousseauc’est la conscience, et non la raison, qui nous met face à l’idée de devoir moral : mais si ce sentiment est vif, il reste limité aux circonstances particulières de certaines actions. Ce sentiment ne permet pas de dire que c’est ainsi qu’il faut agir en toutes circonstances. Il nous incite à agir plutôt qu’à penser, il est un instinct (« divin ») plutôt qu’une connaissance théorique pure.
B) Morale objective et subjective
La question de la relativité des mœurs est très fréquente quand on s’interroge sur ce que nous dicte le devoir. S'il y a des devoirs dans toute société, en revanche les manifestations concrètes de ces devoirs sont très variées.
On peut en déduire un certain relativisme moral : l’ensemble des devoirs est déterminé par le contexte culturel et historique propre à chaque groupe humain. Il y aurait autant de morales que de cultures, et il ne pourrait y avoir de réponse universelle à la question « que dois-je faire? ». Montaigne a formulé cette idée de manière à inviter son lecteur au sens critique et à la tolérance : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».
Pour Hegel, un tel relativisme est néfaste et prend sa source dans l’idée que c’est le sujet, par sa conviction, qui marque la nature morale d’une action. Si le sujet est convaincu de faire le bien, alors l’action serait bonne. Selon Hegel, cela n’est pas acceptable. Si c’est la conviction du sujet qui détermine le Bien, le devoir n’est plus universel - ce que Hegel exprime en disant que le mal ne peut pas être qualifié comme hypocrisie (c’est-à-dire le fait de reconnaître que quelque chose est mauvais, et le faire quand même).
C) L’idée de devoir et son contenu
Mais quelles que soient les différences culturelles ou sociales, l’idée de devoir comme telle semble être partagée par tous. Comment expliquer que le sentiment soit universel, mais que ses manifestations soient particulières, voire contradictoires ?
Kant a examiné le sentiment du devoir que nous possédons (et qui se manifeste même, voire de manière plus forte, lorsque nous agissons immoralement). Il en a dégagé le concept d’impératif catégorique, qui se formule ainsi : « agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ». Cet impératif vaut en toute circonstance. Il définit la moralité d’une action par la possibilité de la considérer comme une loi universelle. S’il est impossible que tout le monde y obéisse en même temps, elle n’est pas morale.
Toutefois, si nous disposons tous de l’idée de devoir et de l’impératif catégorique, cette idée est formelle, c'est-à-dire sans contenu : c’est à nous de la constituer, par un examen et un respect rigoureux des conditions énoncées dans l’impératif catégorique lui-même. Autrement dit, nous savons qu’il y a un devoir moral et quelles sont ses exigences, mais nous ne savons pas toujours ce que le devoir nous dicte. C’est à nous de le vérifier à travers une formulation de l’impératif catégorique (« agis seulement d'après la maxime... »). Cela signifie que la règle de notre action (maxime) n’est morale que s’il est possible qu’elle soit une loi universelle, appliquée à tous. Par exemple, « tout faire selon son bon plaisir » n’est pas une maxime morale.
3Droits, devoirs, et pouvoir
A) La confrontation des droits et des devoirs
Le rapport entre droits et devoirs n’est pas un rapport entre un avantage accordé et la compensation à laquelle on doit consentir. Mais il est vrai que droits et devoirs entretiennent un rapport étroit : tout droit légitime implique un devoir, parce qu’un droit, pour être valable, doit être reconnu. Et cette reconnaissance constitue, elle, un devoir.
En effet, pour qu’un droit soit véritable, il faut qu’autrui ait le devoir de le faire valoir. Si par exemple nous avons le droit de voter, l’État a le devoir d’assurer de bonnes conditions de vote pour tous ses citoyens. Cela veut dire que l’État reconnaît le droit de chacun à voter et doit leur donner les moyens de l’exercer.
C’est ainsi que Kant traite le problème du droit de mentir :
Quand je mens, je veux être cru. Je veux donc que la victime de mon mensonge admette que tout le monde doit dire la vérité. Mais je ne me soumets pas à cette loi. Je pose donc la loi comme universelle et je m’en excepte, je m’accorde donc le privilège de ne pas dire la vérité alors que j’exige que tous la disent pour pouvoir être cru. Cela ne correspond pas aux conditions de l’impératif catégorique.
Qu’il y ait un droit de mentir signifierait donc que certains hommes ont droit à la vérité, et d’autres non, ce qui est incompatible avec l’impératif catégorique. En réalité tous les hommes ont droit à la vérité, ce qui fait de la véracité un devoir absolu.
B) La morale et la politique
La notion de devoir existe aussi bien dans le domaine de la politique que dans celui de la morale. Les devoirs moraux et les devoirs politiques sont-ils pourtant compatibles ? Un État ne peut exiger de ses citoyens une intégrité morale absolue, parce qu’elle ne peut pas être vérifiée depuis le point de vue du juge : il est impossible pour quelqu’un d’extérieur de dire si un homme se comporte poliment par intérêt égoïste ou par moralité. L’État exige l’obéissance aux lois, à condition bien sûr qu’il s’agisse d’un État de droit et pas d'une dictature.
Peut-il cependant y avoir contradiction entre les deux ? La philosophie de Machiavel est souvent considérée comme un éloge de la ruse (mensonge) et de la violence par souci d’efficacité, pour conquérir et conserver le pouvoir. Mais Machiavel reconnaît qu’un Prince doit au moins donner l’impression d’être un homme honnête, sans quoi son peuple se défiera de lui et il ne pourra pas se maintenir longtemps au pouvoir. L’origine du devoir n’est donc pas la même selon notre position dans la société, mais son résultat peut être identique.
C) Les devoirs, les normes et la société
Les devoirs auxquels nous sommes soumis reflètent notre condition sociale.
Lorsque l’on évoque la façon dont la société impose à ses membres leurs devoirs, on peut utiliser le terme de « norme » : la norme est une règle permettant de séparer le normal de l’anormal, et qui est admise dans une société en vertu d’une convention tacite. De nombreux devoirs à première vue « naturels » sont ainsi le produit de normes particulières que nous avons intériorisées malgré nous : par exemple, le sentiment de dette envers un bienfaiteur. Le « naturel » est souvent du « culturel » intériorisé, passé en habitude. L’habitude est ainsi une « seconde » nature.
En effectuant une généalogie (c’est-à-dire une recherche des origines) du devoir, Nietzsche identifie les rapports de puissance qui structurent notre représentation des normes et de la conscience morale. Bien plus que des obligations absolues, ils sont l’intériorisation d’une soumission à laquelle les individus les plus faibles consentent.