L’interprétation est un terme qui s’applique à des domaines si différents qu’il est difficile de la comprendre comme étant une seule activité précise. L’interprète traduit un discours d’une langue à une autre, mais il peut aussi être l’interprète d’un morceau de musique ou d’une pièce de théâtre. On peut également interpréter sans être interprète soi-même : lorsque l’on interprète un tableau, une parole ou un geste qui nous était adressé, etc.
Interpréter, c’est donner un sens : un discours dans une langue étrangère n’a aucun sens pour celui qui ignore cette langue, il a donc besoin d’un interprète. Un mot ou un geste est ambigu, ironique, surprenant : on ne le comprend pas vraiment tant qu’on ne l’a pas interprété.
Cependant, cette définition est bien trop restrictive : dans l’interprétation des langues étrangères, il semble en effet que l’on traduise directement une parole, qu’on en donne le sens premier. Mais il y a dans l’idée d’interprétation une notion d’éloignement : l’interprète prend ses distances par rapport au sens immédiat, premier ou littéral pour proposer une interprétation. En ce sens, l’interprétation implique réflexion, distanciation et, dans une certaine mesure, créativité.
Par exemple, lorsqu’une parole ou un geste ambigu nous est adressé, ou encore lorsqu’une œuvre d’art propose un contenu choquant, à première vue incompréhensible : c’est dans l’expérience de cette insuffisance du sens premier que l’on ressent le besoin d’interpréter. Mais alors qu’en est-il de l’interprétation musicale ou théâtrale ? On saisit en effet l’aspect créatif, mais le « don de sens » est bien moins évident : le texte de la pièce de théâtre ou la partition n’étant pas dépourvues de sens, c’est même leur compréhension qui détermine le sens dans lequel elles seront interprétées.
B) Les conditions de l’interprétation
À quel moment l’interprétation est-elle donc nécessaire ? On peut identifier trois cas typiques : l’absence de sens, l’équivocité, ou la possibilité d’ajouter librement une signification supplémentaire.
Lorsqu’un discours, une œuvre ou un phénomène semble incompréhensible, nous ressentons le besoin de trouver un sens, d’associer ce que nous observons à un contenu qui nous parle. Ce sens peut renvoyer à l’intention de l’auteur, à la cause de l’existence de ce que nous observons, ou encore à la prise en compte du sens de l’œuvre pour elle-même.
L’équivocité ou l’ambiguïté sont les principales occasions de se livrer à un travail d’interprétation : lorsque le sens littéral ne se suffit pas à lui-même, lorsque deux sens incompatibles seraient possibles ou que l’on a le sentiment de « louper » une partie du message qui nous est transmis, nous avons recours à l’interprétation. Freud a, par exemple, proposé d’interpréter nos songes, nos rêves : il nous semble clair que les rêves nous interpellent, nous intriguent. La fascination pour le rêve est très ancienne. Néanmoins, le contenu des rêves est délicat à interpréter, soit parce qu’il est extrêmement confus, soit parce que son sens réel est inavouable ou immoral (le rêve est le produit de nos pulsions inconscientes).
Enfin, l’interprétation est un exercice auquel on se livre lorsqu’une œuvre, un discours, ou une quelconque production de l’esprit humain semble en ouvrir la possibilité. L’interprétation est alors un champ de liberté où notre recherche du sens est un enrichissement du sens initial, un ajout à ce que l’œuvre est censée proposer.
C) L’interprétation est-elle parfaitement libre ?
Y a-t-il des limites au travail d’interprétation ? Peut-on « trahir » l’intention d’un auteur par une interprétation qui se situe clairement au-delà des bornes de son travail ? Sommes-nous tenus par une sorte de code moral à « respecter » les intentions initiales d’une œuvre sous peine de nous faire accuser d’imposture ? Une science de l’interprétation a été créée au XIXe siècle par Schleiermacher : l’herméneutique. Elle a notamment mis en évidence un paradoxe propre à l’interprétation : pour comprendre un texte, il faut comprendre l’œuvre à laquelle il appartient. Mais pour comprendre cette œuvre, il faut en avoir lu les textes.
Une interprétation n’a pas vocation à se substituer à ce dont elle est l’interprétation. Dès lors, peut-on considérer qu’une interprétation n’a pas à se soumettre à d’autres critères qu’aux siens propres ? Le critère de l’intention est souvent évoqué, mais il est extrêmement problématique : il est rare que l’on connaisse avec précision l’intention d’un auteur. Pour qui est attaché à la découverte de cette intention, il n’a d’autre recours que l’interprétation, la recherche de cette intention par l’examen et la comparaison de l’œuvre en question.
En outre, l’auteur lui-même est-il la seule personne en mesure de donner un jugement sur le contenu de son œuvre ? L’histoire a connu de nombreux exemples d’artistes n’ayant pas entièrement saisi la profondeur de leur propre travail (Kafka, par exemple, avait pour dernières volontés que l’on brûle toutes ses œuvres, ce qui, heureusement ne fut pas fait) : cela signifierait-il que l’interprète devrait mépriser ou appauvrir le contenu d’un tableau, parce que son auteur en faisait peu de cas ?
Les choses varient selon l’objet interprété : dans le domaine de l’histoire, où plusieurs données doivent être interprétées pour expliquer les phénomènes historiques (témoignages, archives, articles, discours, etc.), il serait extrêmement curieux d’invoquer la « liberté de l’interprète » pour justifier les interprétations les plus fantasques. Mais en histoire, le critère de la vérité historique doit y être unanimement respecté. Même chose en ce qui concerne l’interprétation des langues étrangères, à condition qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Mais cela ne s’applique pas de façon aussi claire et unanime en ce qui concerne l’histoire de l’art.
2L’interprétation, la vérité et la création
A) Une interprétation peut-elle être vraie ?
On parle généralement d’une « bonne » et d’une « mauvaise » interprétation, plutôt que d’une interprétation « vraie » ou « fausse ». C’est très important : la qualité d’une interprétation n’est pas forcément proportionnelle à sa fidélité ou à sa vérité (si tant est qu’il y en ait une). Hans Gadamer, dans Vérité et méthode (1960) souligne que l’interprétation est une « re-création » et que le critère de la « justesse » de cette interprétation est très relatif. Il n’est pas du tout certain que jouer de la musique ancienne avec des instruments anciens soit parfaitement fidèle : la fidélité de l’œuvre re-créée implique une part importante d’innovation.
Ainsi, en théâtre, musique, cinéma ou littérature, les adaptations délibérément anachroniques ou très éloignées de leur texte original sont nombreuses, et parfois saluées. Peut-on dire qu’elles sont un affront à l’œuvre originale ? Dans certains cas, les œuvres concernées se veulent délibérément provocatrices dans leur appropriation d’un texte ou d’une œuvre qui les a précédées. Mais le point essentiel est dans le fait qu’une interprétation n’est jamais une substitution d’une œuvre à une autre. Il s’agit plutôt d’un dialogue entre les œuvres qui est le moteur de l’histoire de l’art.
B) L’interprétation comme véhicule du sens
En effet, que serait une pièce de théâtre qui serait réduite au statut de simple texte ? Que serait une œuvre d’art que personne ne se risquerait à questionner, à interpréter, parfois même au-delà de ce que l’auteur lui-même avait l’intention d’y mettre ? L’interprétation est peut-être toujours une prise de distance, une sorte de trahison au sens initial de ce qu’elle interprète, mais n’est-ce pas précisément à cette condition que l’œuvre interprétée continue d’avoir une réalité ?
Même dans le cas de la traduction ou de l’interprétation des documents historiques, l’interprète prend un risque : celui d’aller au-delà du sens immédiat pour rendre avec la plus grande fidélité l’esprit. Dans le cas de la traduction, un proverbe italien dit « traduttore, tradittore » : « traduire, c’est trahir ». Dans le cas de l’interprétation des faits historiques, il n’est justement pas question de répéter sommairement ce qui est lu, mais de replacer ces données dans leur contexte et donc de dépasser leur sens initial, parfois pour démontrer que ce qu’elles disent est en contradiction avec leur sujet réel.
Ainsi, que ce soit pour restituer la vérité d’un discours ou proposer de rendre vivante une œuvre théâtrale, l’interprétation se caractérise par cette tentative de dépassement. C’est ce mouvement qui rend les productions de l’esprit vivantes, et leur permet de se perpétuer afin d’être à nouveau interprétées par les générations suivantes.