La tension entre la fiction et le réel est tout entière contenue dans l’idée d’histoire, dès les origines. En effet, le mot « histoire » ne désigne pas forcément une histoire vraie. Il peut correspondre à l’expression « tu racontes des histoires ».
Le grec possède deux mots différents pour rendre cette nuance : l’histoire que l’on raconte, indépendamment de sa valeur de vérité, est appelée mythos, qui a donné « mythe ». En revanche, notre mot « histoire » provient du grec historia, qui signifie « enquête ».
Une nuance supplémentaire se trouve en français, entre d’une part l’histoire comme ensemble des événements réels qui ont marqué une période donnée (l’histoire de France, l’histoire des explorations, l’histoire d’un couple, etc.), et d’autre part l’histoire comme recherche et connaissance de ces phénomènes. En allemand, cette différence est exprimée par une distinction lexicale : Geschichte (l’histoire vécue) et Historie (histoire étudiée).
B) L’histoire et la mise en question des mythes
Ainsi, les premiers historiens (que la tradition antique identifiait comme étant Hérodote et Thucydide) se sont distingués parce qu’ils abordaient les récits (mythes) traditionnels avec un regard critique. C’est donc un critère fondamental de l’histoire comme connaissance.
Hérodote est l’auteur d’un ouvrage nommé simplement Histoire. Il inaugure cet ouvrage en affirmant sa volonté de préserver des ravages du temps les exploits des Grecs et des Barbares. Il veut donc faire un travail de mémorialiste qui se distingue de la tradition orale et écrite.
La notion de « critique » ne signifie pas « condamnation », mais « analyse », « jugement », « distinction des caractères ». Le travail des historiens est essentiellement un travail de critique des sources : ils évaluent la probabilité du récit, la fiabilité de la source, son sens exact, etc. Thucydide, l’autre grande figure des débuts de la science historique, a par exemple critiqué les récits d’Hérodote qui comportaient de nombreux éléments fantaisistes.
C) L’histoire comme mémoire des actions et des personnes
L’histoire humaine débute avec l’invention de l’écriture. Ce n’est pas anodin : l’écriture est ce qui permet de conserver en mémoire des événements très complexes, des faits et des noms, pas uniquement des images ouvertes à l’interprétation.
L’histoire des hommes a donc une fonction mémorielle. Mais il ne s’agit pas de se souvenir seulement des exploits et des grands hommes : parmi les choses « mémorables » se trouvent aussi les erreurs et les tyrans du passé. C’est l’histoire qui, comme mémoire de l’humanité, lui tient lieu de mémoire et de sagesse.
Il y a donc là une vertu éducative de l’histoire, qui a par exemple été soulignée par Rousseau dans l’Émile : c’est par l’histoire (au terme du parcours éducatif - Rousseau considère qu’enseigner l’histoire aux jeunes enfants est prématuré et inutile) qu’Émile prend conscience de la force de nos passions, du danger qu’elles représentent lorsqu’elles gouvernent nos décisions, et des immenses conséquences que peuvent avoir nos actions.
2La question du sens de l’histoire
A) Chercher du sens dans le désordre
Qu’appelle-t-on un fait historique ? Qu’est-ce qui mérite et ne mérite pas de figurer dans le récit de l’histoire humaine ? Ce tri, cette sélection dépend de ce qui est considéré comme significatif et ce qui ne l’est pas. Il faut que l’histoire possède un sens : dire simplement « il s’est passé A, puis il s’est passé B, puis il s’est passé C, etc. » n’a pas de sens, et cela serait même une tâche impossible si l’on voulait ainsi dresser un tableau complet d’une période (même très courte).
L’historien essaie donc de dégager des critères donnant aux événements « historiques » leur valeur propre. Il s’agit donc de leur trouver un sens. Mais ce mot de « sens » est extrêmement ambigu. Il peut renvoyer autant à la signification qu’à la direction. Or, chercher la signification d’un fait et le but dans lequel il se produit est sensiblement différent.
B) Le but de l’histoire (Hegel, Marx)
Cependant, plusieurs philosophes ont considéré que le déroulement des faits historiques, sous un désordre apparent, dissimulait une logique profonde et orientée vers un certain but ou une certaine fin. De ce point de vue, comprendre les phénomènes historiques, c’est comprendre leur lien avec ce but général de l’histoire.
Hegel considère l’histoire humaine comme un long processus par lequel l’Esprit universel se révèle à lui-même. C’est un processus qu’il nomme « dialectique » parce qu’il est jalonné de contradictions qui permettent à l’Esprit (ou la Raison) de mieux se comprendre à travers l’opposition à lui-même : par exemple, lorsque l’Ancien Régime a laissé la place à l’ère des Révolutions, ce sont deux facettes du même esprit qui sont entrées en opposition. Dans ce cadre, les grands hommes, les individus qui font l’histoire, sont mobilisés par des passions que Hegel interprète comme étant des « ruses de la Raison ».
Marx, qui a écrit après Hegel, s’est beaucoup inspiré de sa philosophie tout en la critiquant : l’histoire a bel et bien un sens (au sens de but) selon lui, mais il ne s’agit pas d’un mouvement mené par une sorte d’entité spirituelle. Ce mouvement est matériel : c’est la lutte des classes qui, quelle que soit la forme qu’elle prenne, conduit inévitablement les peuples vers une révolution prolétarienne. Dans ces deux cas, la volonté des individus n’entre pas en jeu ; le sens de l’histoire sera atteint quoi qu’ils fassent.
On pourra objecter à ces perspectives qu’elles se concentrent toujours trop sur certaines zones historiques au détriment des autres. Par exemple, Hegel considère que « la Raison dans l’histoire » ne se manifeste que dans des cadres très restreints (l’Égypte antique, la Grèce antique, la France napoléonienne, etc.). C’est là faire preuve d’ethnocentrisme. Or, comme le souligne Claude Lévi-Strauss, il est absurde de dire qu’une civilisation a pu progresser tandis que les autres seraient restées des spectatrices immobiles.
3L’histoire, une science humaine
A) Les limites de la science historique
On a coutume d’opposer les inexactitudes de l’histoire comme science humaine à la solidité des sciences dites « exactes » ou « dures » (physique, chimie, mathématiques, etc.). En effet, le travail de l’historien est bien différent de celui d’un chimiste : il doit collecter des faits qui sont souvent consignés dans des témoignages, des registres, des traces qui semblent toutes plus incertaines et discutables les unes que les autres.
Au premier rang des reproches faits à l’historien se trouve celui de sa subjectivité : l’historien étant un homme de son temps, il lit les récits et les témoignages du passé au prisme de valeurs et de concepts qui n’étaient pas ceux des hommes qu’il étudie. Cela fait de son regard, au mieux, un regard biaisé, au pire, un regard intéressé (cf. le dicton : « l’histoire est racontée par les vainqueurs »).
Par ailleurs, l’histoire est toujours un travail de sélection des faits : pour produire un récit intelligible, il faut isoler un certain nombre d’éléments que l’on considère comme déterminants, tandis que les autres sont tenus pour négligeables. On pourrait objecter que c’est produire un jugement de valeur sans fondement réel. On retrouve ici toute l’ambiguïté du mot « historique » qui signifie à la fois « qui appartient à l’histoire » (neutre) et « qui a une grande valeur » (normatif).
Nietzsche a proposé une critique des sélections effectuées par l’historien, lorsqu’elles conduisent à la paralysie de l’homme ou du peuple qui s’en inspire : l’histoire « antiquaire », par exemple, est une histoire sclérosée qui se complaît dans l’admiration de chaque détail d’une époque passée. Elle est une histoire mortifère, ennemie de la vie. L’histoire « monumentale » peut inciter à l’action par la sacralisation de l’exemple des ancêtres, mais c’est aussi un terreau de fanatisme, ennemi lui aussi de la vie (par excès). Nietzsche rappelle la vertu de l’oubli pour l’action. Le seul rapport à l’histoire qui lui semble acceptable est le rapport critique, qui juge l’histoire de façon radicale (et forcément injuste), et en faveur de la vie, de l’action.
B) La méthode critique en histoire
Cependant, ces critiques négligent de nombreux aspects du travail de l’historien. L’histoire n’est pas une discipline qui se contente d’adapter les faits à une idéologie préexistante. Bien au contraire, comme nous l’avons dit plus tôt, elle repose avant tout sur un travail de critique des sources et des travaux des historiens antérieurs.
Ainsi l’école des Annales fut un mouvement particulièrement marquant pour les méthodes de l’investigation historique. Cette école a en effet proposé un ensemble de règles et d’axes de recherche permettant de conserver toute la rigueur de l’enquête historique : elle préconise au début du XXe siècle de croiser les sources et de sortir des parcours classiques (par exemple en faisant de l’histoire des sociétés). Elle a durablement influencé l’historiographie (la manière de faire de l’histoire).
L’histoire ne repose pas sur de simples récits : elle est une discipline complexe qui comporte une communauté scientifique, des principes méthodiques, des revues spécialisées. Ce sont autant de contradictions à l’image de l’historien esclave des idéologies de son temps et écrivant ce que bon lui semble.
C) Les faits humains qu’étudie l’histoire
Alors, si l’histoire est une science qui possède une vraie rigueur méthodique, pourquoi est-elle si différente des sciences dites « dures » ? Une science humaine est-elle une science « molle », vouée à l’approximation et à l’inexactitude ?
En réalité, l’histoire ne peut pas prétendre fonctionner de la même façon qu’une science exacte, tout simplement parce que les faits dont elle parle sont d’une autre nature : il serait impossible, par exemple, de parler de l’assassinat de César en des termes « strictement scientifiques » inspirés de la géométrie. L’événement deviendrait incompréhensible sans utiliser des concepts proprement humains, avec leur lot d’approximations.
L’historien parle de faits humains, il doit donc avoir recours à des idées humaines, à des notions culturelles ou morales, à des jugements. Mais rien ne l’oblige à être partial ou aveugle aux difficultés. L’objectivité en histoire, c’est à la fois de la rigueur méthodique et de l’honnêteté intellectuelle permettant de souligner le caractère douteux de certaines sources ou l’insuffisance d’un témoignage. C’est surtout une science qui se concentre sur l’effort de poser des questions aux époques antérieures depuis sa propre époque, avec la plus grande rationalité possible.