« Toutes les énonciations que nous allons voir présenteront, comme par hasard, des verbes bien ordinaires, à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. […] Exemples : (E.a) “Oui [je le veux] (c’est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime)” — ce “oui” étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage. (E.b) “Je baptise ce bateau le Queen Elisabeth” — comme on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque. [...] Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. »
Austin, Quand dire, c’est faire, 1ère conférence, 1970
Benveniste : l’arbitraire du signe
« Ce qui est arbitraire, c’est que tel signe, et non tel autre, soit appliqué à tel élément de la réalité, et non à tel autre. En ce sens, et en ce sens seulement, il est permis de parler de contingence, et encore sera-ce moins pour donner au problème une solution que pour le signaler et en prendre provisoirement congé. Car ce problème n’est autre que le fameux phusei (naturel) ou thesei (conventionnel) et ne peut être tranché que par décret. C’est en effet, transposé en termes linguistiques, le problème métaphysique de l’accord entre l’esprit et le monde, problème que le linguiste sera peut-être un jour en mesure d’aborder avec fruit, mais qu’il fera mieux pour l’instant de délaisser. »
Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1966
Descartes : le langage, vraie différence entre les hommes et les bêtes
« [...] jamais cependant jusqu’à ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal en soit venu à ce point de perfection d’user d’un véritable langage c’est-à-dire d’exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l’impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes. »
Descartes, « Lettre à Morus du 5 février 1649 », 1649
Foucault : des mots collés aux choses ?
« L’hébreu porte donc, comme des débris, les marques de la nomination première. Et ces mots qu’Adam avait prononcés en les imposant aux animaux, ils sont demeurés, au moins en partie, emportant avec eux dans leur épaisseur, comme un fragment de savoir silencieux, les propriétés immobiles des êtres : “Ainsi la cigogne tant louée à cause de la charité envers ses pères et mères est appelée en hébreu Chasida, c’est-à-dire débonnaire, charitable, douée de pitié... Le cheval nommé Sus est estimé du verbe Hasas, si plutôt ce verbe n’en est dérivé, qui signifie s’élever, car entre tous les animaux à quatre pieds, cestui-là est fier et brave, comme Job le décrit au chapitre 39-1. »
Foucault, Les mots et les choses, 1966
Gorgias : le pouvoir du discours
« Discours est un grand tyran qui porte à leur achèvement les actions divines en de microscopiques éléments matériels qui sont perceptibles. Il a la force de mettre un terme à la peur, d’apaiser la douleur, de produire la liesse, et d’inciter à la pitié. [...] Il faut précisément que je le démontre à l’opinion des auditeurs. Je pense que toute poésie est un discours qui possède de la mesure, et je la dénomme ainsi. Ses auditeurs sont pénétrés de la crainte entourée d’un cortège de terreur, de la pitié qui fait verser d’abondantes larmes, de l’idéal qui éveille la nostalgie ; sous l’effet des paroles, l’âme éprouve une passion qui lui est propre à l’évocation des heureuses fortunes et des malheurs propres aux gestes et aux personnes des autres gens. »
Gorgias, Éloge d’Hélène, Ve siècle av. J.-C.
Hobbes : l’usage de la parole
« L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en un discours verbal, ou l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots, et ceci pour deux utilisations : l’une est l’enregistrement des consécutions de nos pensées qui, étant susceptibles de s’échapper de notre mémoire, et de nous faire faire un nouveau travail, peuvent être de nouveau rappelées à l’aide de mots par lesquels elles furent désignées.[...] Un autre usage intervient quand de nombreuses personnes utilisent les mêmes mots pour exprimer les unes aux autres, par la liaison et l’ordre de ces mots, ce qu’elles conçoivent ou pensent de chaque chose, et aussi ce qu’elles désirent, ce qu’elles craignent, ou ce qui est l’objet de toute autre passion. Et pour cet usage, les mots sont appelés des signes. »
Hobbes, Léviathan, 1651
Platon : la pensée, dialogue de l’âme avec elle-même
« Il me paraît que l’âme, quand elle pense, ne fait autre chose que s’entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant, affirmant et niant : et que quand elle se décide, que cette décision se fasse plus ou moins promptement, quand elle sort du doute et qu’elle prononce, c’est cela que nous appelons juger. Ainsi, juger, selon moi, c’est parler, et le jugement est un discours prononcé, non à un autre, ni de vive voix, mais en silence et à soi-même. »
Platon, Théétète, vers -370 av. J.-C.
Rousseau : l’origine de la parole
« On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vînt à s’étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert. De cela seul il suit que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. »