Le rapport à autrui se caractérise à la fois par l’identité et la différence : si par « autrui », j’entends « un autre être humain », alors nous sommes d’une espèce identique (ce qui nous rend égaux). L’autre est d’abord « un autre », un individu humain comme je le suis. C’est justement sur le fond de cette identité commune que se détache sa différence.
L’autre, c’est donc aussi celui qui se distingue de moi, qui possède les caractéristiques faisant que nous ne pouvons pas être confondus : traits physiques (forme du visage, taille, voix, etc.) et mentaux (caractère, culture, manière de parler, etc.). C’est celui qui est extérieur à moi, et qui possède lui aussi une intériorité qui m’est inaccessible. Je ne peux pas davantage « voir » dans son esprit qu’il ne le peut pour le mien. Il y a donc une obscurité, une inaccessibilité essentielle d’autrui. La notion d’alter ego (littéralement « autre moi ») évoque bien à la fois l’identité et la différence.
Ce sentiment d’un gouffre infranchissable, d’une extériorité irréductible, est aussi ce qui alimente le sentiment d’hostilité, la crainte ou l’appréhension vis-à-vis de l’autre, ou des autres : la présence d’autrui peut être tour à tour oppressante, intrigante, fascinante, ou menaçante. L’autre, c’est aussi celui pour qui nous ne sommes qu’un individu parmi d’autres, et qui peut éventuellement être supprimé : l’ennemi, l’étranger qui intrigue ou inquiète, voire le barbare.
B) Se définir par rapport à autrui
La présence d’autrui est pourtant constitutive de notre rapport à nous-mêmes. Lorsque Sartre écrit dans Huis clos, que « l’enfer, c’est les autres », il veut dire que la présence d’autrui nous arrache à notre propre intériorité, nous fait oublier la liberté absolue qui caractérise notre condition.
La notion d’amour-propre, chez Rousseau, traduit elle aussi l’importance du rapport à autrui dans l’idée que nous nous forgeons de notre personne : le regard qu’autrui porte sur nous est si cher à nos yeux que nous ne nous estimons qu’en fonction de l’amour que les autres ont pour nous. Selon Rousseau, ce sentiment explique à lui seul les plus grands progrès, mais aussi les plus grandes erreurs de l’humanité. L’amour-propre est à distinguer de l’amour de soi, passion naturelle qui nous incite à nous conserver nous-mêmes.
Le lien à autrui n’est donc pas seulement pensé ou représenté, il est aussi senti et vécu. Autrui est l’objet de désirs comme de sentiments : l’empathie ou la pitié est considérée par Rousseau comme l’un des principes de la nature humaine. Nous ne pouvons pas faire mine d’ignorer autrui : sa présence nous interpelle par elle-même et suscite en nous des attitudes déterminées, que nous ne pouvons pas refuser de ressentir.
C) La question de l’altérité radicale
Tout cela n’est vrai, cependant, qu’en ce qui concerne une altérité découpée sur fond d’identité commune (l’appartenance à une même espèce). Qu’en est-il de l’altérité pure, celle qui se définit par une différence radicale avec ce que nous sommes ? Est-elle seulement pensable et si oui, à quelle condition ? Puis-je imaginer quelque chose ou quelqu’un qui n’ait aucun rapport avec ce que je suis ?
La tentative de penser ce qui est différent de nous sous tout rapport semble ne devoir aboutir qu’à un échec, ou à la pensée d’un pur néant. La difficulté est en effet que toutes les tentatives se heurtent à la tentation de rapprocher certains des traits de l’autre avec nos propres caractéristiques.
Ainsi, les aliens (littéralement, alienus signifie « l’autre » en latin) du cinéma de science-fiction nous rappellent toujours des êtres dont nous sommes familiers ; à moins qu’ils soient simplement suggérés, absents de l’écran, et tombent par conséquent dans une description purement négative (on ne peut pas les percevoir). Dans un registre entièrement différent, la « théologie négative » demande de parler de Dieu uniquement par négation, car notre langue ne saurait restituer son infinie perfection (qui fait que Dieu est radicalement différent de ce que nous sommes).
Ce problème ne se pose cependant pas que dans le domaine de la fiction. Il pose la question de notre propre rapport à l’altérité. La différence entre moi et autrui ne tient-elle justement pas à cette altérité radicale, en vertu de laquelle je ne saurai jamais ce que signifie posséder une autre intériorité, être un autre individu ? Même lorsque je m’identifie à autrui, je reste moi-même. Puis-je alors prétendre comprendre autrui sans « plaquer » sur ce qu’il est des éléments qui n’appartiennent qu’à ma propre personnalité ? On parle « d’inférence analogique » : je suppose qu’il y a dans autrui une réalité semblable à celle que j’éprouve moi-même.
2L’étrangeté et le rejet de l’autre
A) La barbarie et l’ethnocentrisme
On peut rencontrer autrui à l’échelle individuelle comme à l’échelle culturelle, communautaire. Autrui, c’est donc aussi l’étranger, celui qui n’est pas de « notre monde », ou « des nôtres ». Chaque culture étant un ensemble de représentations, de symboles et de valeurs propres à un ensemble d’individus, l’autre de chaque culture se situe en-dehors de ces valeurs, et ne mérite donc pas d’être apprécié selon les mêmes critères.
Dans l’Antiquité, l’étranger (xenos) était qualifié de « barbare », c’est-à-dire « celui qui parle le langage des oiseaux ». Ce terme n’avait pas nécessairement de connotation péjorative à son origine, mais il l’a acquise très rapidement : depuis, le barbare est « le sauvage », celui qui, parce qu’il ne partage pas les valeurs ou les symboles propres à une culture considérée comme « civilisée » sera donc « non-civilisé », plus proche d’une vie bestiale. On pourra même lui nier son statut d’homme, comme il en était question lors de la controverse de Valladolid.
Cependant, comme l’affirme Claude Lévi-Strauss, « le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie » : autrement dit c’est l’effet d’une myopie qu’il nomme « ethnocentrisme », que de croire que les valeurs propres à une culture donnée sont les critères à partir desquels on peut juger du degré de civilisation, de raffinement ou même d’humanité des autres peuples. Ainsi, le terme de barbarie a souvent servi de justification à des thèses xénophobes, c’est-à-dire, littéralement, qui « rejettent l’autre » (xenos est l’autre, l’étranger en grec).
B) La question de la tolérance
Le fait que le mot « étranger » soit lié au terme « étrange » signale bien le sentiment mêlé d’inquiétude et de fascination que l’on peut entretenir à l’égard d’autrui. Mais la vie avec autrui n’est pas une option. Comme le disait Aristote, l’homme qui vit seul et parvient à subvenir à ses besoins est « soit une bête, soit un dieu » : nous avons un besoin naturel de coexister avec autrui.
La question de la compatibilité entre les différentes cultures, les valeurs, les symboles, auxquels sont attachés les différents individus est donc une question profondément liée au rapport à autrui. Comment faire en sorte que des systèmes de valeur ou de représentations qui parfois se contredisent, puissent se maintenir ensemble dans le même milieu ? C’est ce problème qui est posé par la réflexion sur la tolérance.
Le Traité sur la tolérance de Voltaire est consacré à cette question, et conclut sur l’idée que la valeur d’un homme ne peut aucunement être fondée sur des principes religieux, si précieux soient-ils à ceux qui les défendent. Car pour ceux qui se considèrent comme un peuple dévoué au véritable Dieu ou aux véritables croyances, ils doivent reconnaître que la volonté de Dieu leur est largement dissimulée, et qu’elle ne justifie pas qu’ils excluent de leurs pays ceux qui se réclament d’autres cultes.
3La rencontre et la fascination pour l’autre
A) Apprendre d’autrui
L’étrangeté de l’étranger, ce n’est pas seulement une source d’inquiétude, mais aussi une source de fascination envers ce qui nous échappe, ce à quoi nous ne pourrons jamais nous substituer. Nous ne serons jamais un autre, nous devons donc nous placer vis-à-vis d’autrui en position de spectateur ou d’élève permanent.
Claude Lévi-Strauss soutenait ainsi qu’une civilisation qui se ferme sur elle-même, qui refuse de communiquer et de se mêler aux autres, est une civilisation moribonde. L’étranger n’est donc pas l’inconnu pur et simple : c’est ce qui restera vis-à-vis de nous en position d’éternelle extériorité, mais qui nous invite à poursuivre la connaissance de l’humanité et de soi-même.
B) Le visage d’autrui
Autrui n’est pas seulement l’étranger au sens de celui qui appartient à un autre groupe, à une autre culture : il est aussi l’autre individu, celui qui n’est pas moi. Or, cet autre individu est aussi celui par qui se constitue notre univers, à la fois comme univers existentiel et univers moral. C’est celui dont je dois tenir compte dans mon action. Emmanuel Levinas s’est penché sur la question de notre rapport intime à l’humanité et au rôle que joue l’irruption d’autrui dans notre univers.
La philosophie de Levinas se concentre sur l’idée de visage d’autrui. La perception du visage d’autrui fait irruption dans mon univers, et me rappelle à l’idée que je ne suis pas seul, et que mon action a une dimension morale. Le visage d’autrui m’interpelle, et me demande comment je vais agir, quelle valeur morale je vais accorder à mon action. Ce n’est pas une simple question d’empathie, même si le rapport au visage d’autrui suscite l’empathie : c’est une ouverture de notre rapport au monde dans lequel nous allons agir avec et en fonction d’autrui.
Ainsi, autrui nous interroge sur notre propre humanité, sur notre moi intérieur, autant qu’il nous ouvre sur la diversité du monde et à un étonnement qu’on peut qualifier de proprement philosophique. Si aux origines de la philosophie, on privilégiait la forme du dialogue, c’est sans doute parce que la rencontre avec autrui est l’une des sources de la recherche du savoir.