1De la contemplation des idées à la rencontre avec le concret
A) Définir la théorie
Le mot « théorie » provient du grec « theoria » qui signifie « contemplation ». C’est un terme que l’on associe à la réflexion abstraite et aux idées qui en découlent, car l’Antiquité considérait l’activité purement intellectuelle comme une contemplation.
Ce qui est théorique est ce qui a fait l’objet d’un travail d’abstraction et de généralisation. Si l’on parle du cercle en général, ou de la vitesse en général, et non pas de la vitesse de cette roue particulière que nous avons sous les yeux, nous tenons un propos théorique. Par exemple, la théoriepermet d’anticiper ou d’expliquer la vitesse particulière que nous observons, à partir de principes généraux. En revanche, l’expérience nous donne accès à des réalités particulières ou individuelles.
Il existe un sens péjoratif du mot « théorique », qui signifierait alors « incertain », « trop général ou hypothétique pour être vrai ». Cela vient principalement du fait qu’à la théorie sont associées la spéculation (la recherche de la vérité) et l’hypothèse, et que ces deux activités peuvent être considérées comme des jeux de l’esprit non rattachés au réel. C’est évidemment plus complexe : l’hypothèse et la spéculation ne sont pas des suppositions sans fondement, elles sont soumises à des conditions strictes de production.
B) Définir l’expérience
Le mot « expérience » couvre un domaine très large, qui va de l’expérience que l’on a vécue (« c’était une grande expérience ») à l’expérimentation scientifique, en passant par l’expérience que possède un homme sage ou aguerri (« c’est un homme d’expérience dans son domaine »).
L’idée fondamentale contenue dans la notion d’expérience est celle de la confrontation directe aux choses particulières. Les adjectifs associés sont « empirique » et « expérimental » : on parle de « médecine empirique » lorsque ce savoir est uniquement tiré d’une pratique concrète, de la rencontre avec les cas particuliers. Un homme « expérimenté » est un individu qui a connu des situations concrètes lui ayant permis de découvrir, de mettre en pratique et de développer ce qu’il savait.
En revanche, l’adjectif « expérimental » renvoie à une mise en relation rigoureuse entre la théorie et l’expérience qui permet de la vérifier. Une science expérimentale a recours à l’expérience pour développer ou vérifier ses théories. On parle d’ailleurs plus volontiers « d’expérimentation » plutôt que d’expérience.
C) Le théorique et le pratique
Le mot « pratique » ne signifie pas seulement « commode » ou « facile à utiliser ». Il désigne aussi ce qui a rapport à l’action et au concret, par opposition à l’abstrait. De ce point de vue, il est courant d’affirmer qu’une théorie non vérifiée en pratique n’a qu’une valeur limitée, voire aucune forme de vérité réelle.
Derrière cette idée se trouve l’opposition entre abstrait et concret, dans laquelle « abstrait » est souvent associé à « approximatif », « imaginaire », « idéaliste » voire tout simplement « faux ». Tandis que le concret est « précis », « réel », « vérifiable », et en définitive « vrai ». Ce sont des raccourcis qu’il faut bien nuancer.
En réalité, l’abstraction est nécessaire à la formulation de la vérité : abstraire, c’est isoler des éléments d’une expérience pour pouvoir réfléchir sur leurs caractéristiques. Le simple fait de dénombrer des objets, par exemple, est une abstraction.
2Les conflits de la théorie et de l’expérience : idéalisme, empirisme, scepticisme
A) L’idéalisme (Platon)
Le mot d’idéalisme désigne ordinairement la thèse selon laquelle ce sont nos idées, et donc la théorie, qui contiennent la plus grande part de vérité (voire toute la vérité et toute la réalité). De ce point de vue, les faits de l’expérience (faits empiriques) ne sont pas pertinents ; s’ils ne s’accordent pas avec la vérité théorique, c’est qu’ils sont eux-mêmes imparfaits, voire illusoires.
La philosophie platonicienne considère que la réalité empirique n’est que l’image dégradée « d’Idées » parfaites et réelles dont la contemplation (« theoria ») nous permet de comprendre la vérité de toute chose. L’allégorie de la caverne représente le cheminement de l’esprit qui part des incertitudes des choses sensibles (c’est-à-dire perçues par les sens) et rejoint peu à peu la vérité immuable des Idées dont ces choses ne sont que les reflets. Quand on est encore dans la caverne, on prend les ombres pour des réalités.
Selon Platon, il y a donc moins de vérité dans une expérience que dans la contemplation théorique des Idées. Bien plus, c’est des Idées elles-mêmes que les choses sensibles tirent le peu de vérité qu’elles possèdent. Lorsque nous apprenons quelque chose, ce n’est pas l’expérience qui contient la vérité : les choses sensibles sont l’occasion de se « ressouvenir » de la vérité des Idées, que nous avons contemplées avant même cette vie. C’est ce que Platon nomme la réminiscence.
B) L’empirisme (Hume)
L’empirisme est concentré sur l’apport de l’expérience à nos connaissances. Dans sa version la plus stricte, l’empirisme est l’idée selon laquelle toutes nos connaissances, même les plus abstraites, trouvent leur source dans l’expérience. Cette philosophie est explicitement dirigée contre la thèse selon laquelle il existerait des idées innées, en nous avant même que nous fassions la moindre expérience du monde.
David Hume est l’une des principales figures de l’empirisme. Le principe fondamental de cette pensée est que la moindre de nos pensées et de nos connaissances est une perception. À ce titre, on ne peut jamais connaître quelque chose qui soit séparé de la connaissance sensible ou qui lui soit supérieur, contrairement à ce que prétend Platon.
Puisque tout ce que nous connaissons nous est transmis par nos sens, et que nos sens sont relatifs à nos capacités de perception, à notre position de spectateur, alors il faut admettre que cette connaissance empirique ne nous livre pas la totalité du réel. Par exemple, la relation constatée entre des causes et des effets n’est que le produit de notre habitude: rien ne nous garantit que le soleil se lèvera demain, nous y sommes simplement habitués. Les sciences sont vraies, mais seulement tant qu’elles ne prétendent pas dépasser le cadre de l’expérience. C’est ce que Hume appelle son « scepticisme modéré ».
3La théorie contre l’expérience ?
A) L’évidence du concret
Considérer la théorie et l’expérience comme deux sources concurrentes de connaissance est une chose courante, et aboutit souvent à affirmer la supérioritédes connaissances concrètes sur les connaissances théoriques abstraites.
C’est en effet par l’expérience que se vérifient les idées scientifiques. Si une expérience concrète vient contredire une théorie, alors celle-ci ne peut pas prétendre être vraie tant qu’elle n’a pas intégré cette exception.
Karl Popper explique cela à travers la thèse de la falsifiabilité (ou réfutabilité) de la théorie scientifique : le propre de la vérité scientifique est qu’elle est toujours susceptible d’être réfutée par une nouvelle expérience. Il l’illustre par l’exemple du cygne noir contredisant la phrase « Tous les cygnes sont blancs ».
B) La nécessité de la théorie
Faut-il cependant en déduire que la théorie est nécessairement « à la traîne » de la vérité concrète ? Qu’elle est une béquille utile tant que nous n’avons pas fait le tour de notre expérience ?
On considère généralement les hypothèses comme des suppositions sans fondement, et la spéculation théorique comme un simple travail de l’imagination. Or, une hypothèse scientifique est soumise à un protocole extrêmement strict, qui détermine précisément les conditions sous lesquelles elle doit être vérifiée.
La théorie n’est donc pas l’esclave de l’expérience, au contraire c’est elle qui détermine sous quelles conditions une expérience est valable. En effet, l’histoire des sciences regorge d’expériences qui, mal interprétées, ont conduit à de fausses conclusions. Le concret n’est donc pas vrai par lui-même : il est vrai dans la mesure où il est interprété rigoureusement, dans de bonnes conditions théoriques.
C) L’expérience comme travail de l’esprit
Emmanuel Kant s’est efforcé de démontrer que l’affirmation courante d’après laquelle « une chose peut être vraie en théorie mais pas en pratique » n’avait pas vraiment de sens. Croire cela, c’est faire preuve d’un mépris total envers le travail de l’esprit, et s’exposer à commettre de grosses erreurs. Dans certains cas, il faut modifier la théorie ; dans d’autres, il faut faire appel à d’autres théories pour compléter la première.
En effet, lorsqu’une théorie est fausse, par exemple lorsqu’elle se trompe dans l’anticipation du trajet d’un boulet de canon, ce n’est pas parce qu’elle est par elle-même inférieure au réel : au contraire, c’est parce que tous les paramètres n’avaient pas été théoriquement pris en compte (dans cet exemple, ajouter la force du vent comme paramètre n’est pas limiter le travail théorique, c’est ajouter de la théorie pour la rendre plus exacte).
Il est donc faux de prétendre que la théorie est du côté de l’inexactitude, de l’obscurité et de l’imagination, tandis que le concret est du côté de l’évidence et de la simplicité. C’est plutôt l’inverse : il est extrêmement difficile de proposer une représentation fidèle du concret, sans passer par l’abstraction. L’idée d’atteindre une « pure » expérience, entièrement débarrassée d’éléments abstraits ou théoriques, est peut-être même un projet impossible : il n’y a de vérité que par l’entrelacement de la théorie et de l’expérience.