L’espace et le temps sont les deux dimensions continues qui structurent notre univers. L’espace est la dimension de l’extension (de l’étendue, des choses qui se situent les unes à côté des autres). Le temps est la dimension de la succession (des choses qui se situent les unes après les autres).
Il est complexe de concevoir le temps comme une dimension, du fait de son irréversibilité : chacun est entraîné dans le temps, ne peut pas revenir en arrière (l’hypothèse du voyage dans le temps conduit en effet, presque immanquablement, à des paradoxestemporels).
Cette difficulté à concevoir le temps se traduit par notre tendance à nous le représenter comme une autre forme d’espace. Nous spatialisons le temps. Henri Bergson critique cette représentation commune du temps qui s’écoule : lorsque nous l’imaginons, nous voyons une horloge, un sablier, ou encore un point qui suit une ligne droite. Ces représentations nous représentent le temps comme quelque chose d’étendu, quelque chose que nous pourrions parcourir.
Au contraire, dit Bergson, c’est dans la durée qu’il faut se représenter la succession des choses. Cette durée est une réunion de la succession d’états différents et de la continuité entre ces états. Les choses s’écoulent sans passer d’un stade A à un stade B : il est impossible de dire à quel moment exactement les choses ont changé, et pourtant, elles ne sont plus les mêmes. La durée se saisit par le biais de l’intuition, que Bergson oppose à la pensée discursive.
B) L’énigme de l’instant présent
Bien avant Bergson, Saint Augustin relevait lui-même les paradoxes vertigineux dans lesquels peut nous plonger la réflexion sur le temps : « Quand personne ne me demande ce qu’est le temps, je le sais. Mais lorsqu’on me le demande, je ne le sais plus ».
En effet, le passé étant par définition ce qui n’est plus, et le futur ce qui n’est pas encore, la seule chose réelle est l’instant présent. Mais cet instant présent lui-même est insaisissable : sitôt que je dis « maintenant », ce « maintenant »est déjà perdu dans le passé. Cela veut dire qu’un instant, à la fois, est et n’est pas dans le temps. Comment alors peut-on s’accrocher à quoi que ce soit de consistant, de réel ? Le temps est-il cette dimension à la fois nécessaire, incompréhensible et qui engloutit inévitablement la moindre des réalités ?
2Le temps, cadre et menace de l’existence
A) Définir et percevoir notre existence
Le mot d’existence peut sembler extrêmement difficile à définir autrement que par un pléonasme : le fait d’exister, d’être là, de ne pas être inexistant. L’être ou l’existence est une propriété si générale qu’il semble impossible de la spécifier.
Depuis la métaphysique antique, on tente de proposer des concepts qui traduisent les différents modes d’existence. Le premier d’entre eux est celui de la substance, dont Aristote a proposé une caractérisation précise. La substance, c’est littéralement « ce qui demeure en-dessous » des changements ou des qualités (qu’Aristote appelle des « accidents » : par exemple le poids, la couleur, le son, l’aspect visuel général, etc.). Pour se représenter le mouvement ou le changement, par exemple, nous présupposons forcément que « quelque chose » est en train de bouger ou de changer, quelque chose qui, par soi, est donc permanent. Ce « quelque chose » est la substance.
Mais cette permanence, pour les substances appartenant au sensible (nous-mêmes, les objets particuliers qui nous entourent) n’est pas une éternité. La substance elle-même est vouée à disparaître, comme si l’existence ne tendait qu’à retarder autant que possible l’avancée inexorable du temps. Comme le dit Aristote, « le temps est la mesure du changement (ou du mouvement) selon l’avant et l’après ».
B) Le temps comme dimension essentielle de la conscience
Cependant, le temps n’est pas qu’une puissance antagoniste de la conscience de notre existence, il est le milieu même dans lequel cette conscience se déploie. Notre conscience de l’existence n’est pas spatiale : l’activité de notre esprit ne se mesure pas dans l’extension, elle s’observe dans la succession.
Kant définit précisément le temps comme « la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition que nous avons de nous-mêmes et de notre état intérieur ». En effet, notre état interne se déploie uniquement selon le temps : c’est selon le temps que nos représentations sont mises en relation les unes avec les autres. Du même coup, il nous est très difficile de nous le représenter autrement que de façon spatiale.
On retrouve donc ici la critique de Bergson, pour lequel la conscience est ce par quoi nous est délivrée l’intuition de la durée : l’évolution de nos états d’âme, de nos sentiments, s’effectue selon ce mélange de succession et de continuité qu’est la durée. Pour prendre conscience de la spécificité de la durée par rapport au « temps » spatialisé, il faut rediriger notre intuition sur notre conscience et la façon dont nous vivons intérieurement son déploiement. Selon Bergson, du point de vue de la conscience, le vécu du présent est toujours chargé du passé et gros de l’avenir. Il y a un mélange de continuité indissoluble, et de succession divisible (en « avant » et « après »).
C) L’angoisse issue de notre finitude
Il y a donc quelque chose de très paradoxal dans le fait que le temps est à la fois ce à quoi résiste la permanence de la substance et le cadre même dans lequel notre vie spirituelle se développe. Ce paradoxe est évidemment source d’un sentiment intense de précarité et d’appréhension. On peut parler d’angoisse existentielle, dans la mesure où elle découle directement du sentiment de notre existence.
Heidegger se représente l’existence propre à l’homme comme celle d’un « être pour la mort » ou « être vers la mort » hanté par une angoisse profonde. L’angoisse, c’est ce sentiment qui est dirigé vers une absence d’être, vers un objet négatif ou très indistinct. La mort est donc par excellence l’objet propre à l’angoisse. Derrière celle-ci se trouve la conscience de notre finitude, c’est-à-dire la prise de conscience du fait que nous sommes finis, et pas éternels.
Selon Heidegger, notre existence en tant qu’« être pour la mort » est caractérisée par le souci d’être, une « inquiétude ». Il faut assumer cette angoisse elle-même afin de se réapproprier la mort dans une conscience authentique. L’homme est l’être qui assume sa finitude et donc convertit le « vers » la mort en « pour » la mort, au sens où, grâce à cette conscience de sa propre mort, il peut donner à sa vie de mortel un sens plus authentique (pensons au sens valorisant du sacrifice, de faire don de sa vie pour vivre vraiment).
3L’existence comme assomption de la temporalité
A) La vie dans l’instant présent
Est-on cependant voué à éprouver notre existence comme un chemin précaire qui nous procure une angoisse constante ? La certitude de la mort doit-elle peser sur la façon dont nous éprouvons l’existence ? Si l’alternative est entre une dénégation (illusoire) de la mort et la reconnaissance de cette certitude, il semble que ce soit le cas.
La philosophie épicurienne propose cependant d’assumer notre mortalité sans pour autant en éprouver une angoisse ou une peine lancinante. « La mort n’est rien » : en effet, lorsque nous existons, la mort n’est pas là, et lorsque la mort est là, nous n’existons plus. La physique atomiste affirme en effet que la mort de l’âme correspond à la dispersion des atomes qui la composent : aucune sensation n’est plus alors possible, donc aucun sentiment de bien ni de mal. Il ne faut donc accorder à la mort aucune valeur, ni bonne ni mauvaise.
Dès lors, seul l’instant présent s’offre à nous comme le moyen de jouir de l’existence. La conscience de la mort joue dans l’épicurisme le rôle d’une invitation à ne pas y penser. Il faut avoir conscience de ce qu’est la mort pour justement accorder sa pleine valeur à l’instant présent et en jouir pleinement. Bien mourir, c’est justement ne pas se préoccuper de la mort : c’est chercher avant toute chose à bien vivre.
B) Le renouvellement constant du projet existentiel
Sartre définit l’existence comme un projet, établissant une relation entre l’ex-istence (se trouver en-dehors de soi) et le pro-jet (le fait de se jeter en avant). Il propose de penser cette limite qu’est la mort à partir de la liberté absolue qui caractérise notre condition.
La mort comme limite doit être assumée ; mais elle n’est pas une expérience que je peux faire, elle est un irréalisable qui pourtant arrivera avec certitude et se trouve à l’horizon de tous mes projets. Sartre la nomme « l’irréalisable à réaliser ». Ainsi la mort n’est pas un obstacle à mes projets, parce qu’elle est irréalisable, elle n’est pas une possibilité parmi d’autres pour moi mais la limite de toute possibilité. Ainsi, lorsque la liberté se manifeste dans nos projets existentiels, la mort n’a pas sa place : elle n’y apporterait strictement rien et jouerait le rôle d’un obstacle stérile.
Cela n’est pas, de la part de Sartre, une invitation à l’imprudence (pas plus que chez Épicure). Cela signifie que le mouvement de l’existence, qui est un projet libre constamment renouvelé, ne peut se concentrer sur une inquiétude vis-à-vis de la mort. C’est une préoccupation vaine, illusoire et inhibitrice. Selon Sartre, « je ne suis pas libre-pour-mourir mais je suis un libre mortel ». La mort est une certitude mais notre action en est indépendante.