1Définir la perception, entre la sensation et l’idée
A) Une notion appliquée à une grande variété de domaines
On parle de perception dans une multitude de cas : la perception des objets par les sens, tout d’abord. Mais aussi notre perception d’un événement, qui signifie notre avis, notre point de vue. Quelque chose qui a été mal perçu, c’est quelque chose qui a été mal compris, mal reçu.
Même une idée, un rêve ou un produit de l’imagination peut être désigné comme une perception : dans tous ces cas, nous « percevons » quelque chose, il y a un objet de connaissance qui nous est donné et que nous saisissons. L’imagination est une faculté de produire des images à partir d’éléments issus de notre expérience : elle est donc une faculté sensible, qui met en ordre des éléments pour produire ce que nous imaginons. En ce sens, elle est une perception.
Nos idées, quant à elles, sont des notions abstraites que nous utilisons pour décrire le réel et construire des raisonnements. Cependant, nos idées, lorsque nous réfléchissons sur leur contenu, nous livrent une matière que nous « voyons » comme si nous percevions un contenu sensible. La métaphore de la vision et de la perception sensible est omniprésente dans la description des opérations mentales : « je vois » signifie « je comprends », de même que « je saisis », « je sens que » ; on peut également « apercevoir » le sens d’une idée, « observer » une phrase, etc. Les philosophes eux-mêmes en jouent, comme Platon qui dans son allégorie de la caverne fait de la vision le symbole de notre rapport intellectuel au Vrai.
La notion de perception dépasse donc largement la frontière entre ce qui est sensible et ce qui est intellectuel, du moins dans son sens ordinaire. Le mot latin « percipere » signifie « saisir (cipere) à travers (per) ». Son suffixe est commun à de nombreux termes qui renvoie à l’idée de « saisir » ou « d’attraper » par les sens ou par l’esprit : conception, réception, aperception, acception, etc.
B) Les caractères spécifiques de la perception
L’expression « saisie d’un objet » est trop vague pour rendre parfaitement l’idée de perception. Percevoir, ce n’est pas seulement saisir, c’est aussi et surtout recevoir un certain objet sur un mode passif : on dit par exemple que quelqu’un « perçoit » une somme en dédommagement.
La perception comprend une part nécessaire de passivité, de rapport à une matière qui nous est donnée, sans que nous y ayons activement participé. C’est toute la différence entre une perception (acte de percevoir) et une aperception (acte d’apercevoir) : l’aperception implique un travail de l’attention, une activité de l’esprit par laquelle nous prenons conscience de ce qui nous est donné. Selon Leibniz, il existe une multitude de « petites perceptions » dont nous n’avons absolument pas conscience et qui forment la matière de notre expérience. Par exemple, si une horloge s’arrête, nous nous réveillons : nous avions perçu le tic-tac sans l’apercevoir.
Enfin, on peut dire que la perception se distingue de la pure sensation dans le sens où elle est une représentation : cela veut dire que quand nous percevons quelque chose, nous mettons en ordre le donné sensible pour en faire la marque d’un certain objet, d’une certaine réalité. Il y a la sensibilité pure, puis la perception qui est la mise en ordre et l’interprétation des sensations. C’est pourquoi on parle de re-présentation : il y a dans ce terme une notion de « reprise en main » de la sensation.
Ce qui rend cette notion intéressante, c'est donc qu’elle ne se confond ni avec l’idée, ni avec la sensation, mais qu’elle entretient pourtant nécessairement un rapport avec tous les processus intellectuels et sensibles par lesquels nous accédons à des objets.
2La perception est-elle notre seul rapport au réel ?
A) Qu’est-ce qui n’est pas une perception ?
On peut légitimement s’interroger sur ce qui pourrait échapper à la notion de perception. Qu’est-ce qui, dans la vie de notre esprit, ne s’apparente pas à la représentation d’un donné que l’on reçoit de façon passive ? Il faudrait par exemple considérer que nous pouvons accéder à certaines vérités sur un mode non-représentatif, autrement dit que nous puissions être en contact direct avec certaines réalités intellectuelles, spirituelles ou sensibles.
Certains principes de nos connaissances, par exemple, ne sont pas perçus : chez Platon, l’idée de Bien se trouve au sommet de notre connaissance dont elle irradie chaque idée, et néanmoins il est extrêmement difficile, voire impossible d’en proposer une définition satisfaisante. Elle ne peut donc faire l’objet d’une perception, intellectuelle ou sensible : dans l’allégorie de la caverne, l’idée de Bien est d’ailleurs représentée par le Soleil, qu’un homme ne peut pas observer durablement sans que cela endommage son œil.
Bergson, quant à lui, voit dans l’intuition un moyen différent d’accéder au réel : c’est certes une forme de perception, mais très différente de la représentation ordinaire, qui utilise des concepts pour « découper » le réel en des catégories d’objets commodes pour notre action. L’intuition, en revanche, est un rapport direct aux choses qui s’effectue sur le mode de la « durée », une perception de l’écoulement des choses différentes de celle du temps, où le sujet entre en contact avec le lent rythme de maturation des choses, avec les changements subtils qui les font passer d’un état à un autre. Notre perception habituelle « gomme » ces particularités et nous représente des objets associés à des espèces générales, définissables, conceptualisables.
B) Tout est perception : l’empirisme et le scepticisme
L’empirisme est une doctrine selon laquelle toutes nos connaissances sont des perceptions, perceptions qui trouvent leur source dans l’expérience. La philosophie de David Hume en est la principale représentante. Par « perception », Hume entend une réception passive de données de connaissance. Il utilise également le mot « impression ».
L’ensemble de nos connaissances est donc le fruit de perceptions particulières qui, à travers leur enchaînement régulier, nous ont permis d’établir entre elles des liens que nous considérons comme nécessaires (comme le lien de cause à effet). Mais il ne s’agit que de « conjonctions constantes », et c’est notre habitude de perception qui nous a incités à inventer l’idée de causalité.
Comme ces perceptions sont des représentations, c’est-à-dire des images qui sont comme un écran à travers lequel nous accédons au monde, si ces perceptions sont l’unique moyen pour nous de saisir la vérité, alors il faut conclure que celle-ci est inatteignable. C’est ce que Hume appelle le scepticisme modéré (car il reconnaît néanmoins la valeur de la connaissance, tant qu’elle ne prétend pas nous livrer la vérité des choses, mais seulement la vérité de nos impressions).
C) La perception comme fondement de l’activité de l’esprit
Cependant, sommes-nous réellement passifs face à nos perceptions ? Sommes-nous uniquement les réceptacles de perceptions que notre esprit se contente de trier, d’organiser ? Les choses sont plus complexes, dès que l’on considère que la perception est une mise en ordre des données sensibles.
En effet, nos perceptions ne sont pas un matériau brut auquel notre pensée serait soumise. Nos perceptions sont « de la » pensée, des jugements. Elle sont tout entières parcourues par des catégories qui nous permettent justement de les comparer, de les critiquer, de prendre un recul réfléchi par rapport à ce qu’elles nous apprennent sur le réel. Ainsi Descartes a pu expliquer que dans chaque perception, il y a un jugement : lorsque je vois sous ma fenêtre des chapeaux et des manteaux, je juge que je « perçois » qu’il y a des hommes encapuchonnés dans ma rue. Or ce jugement est précisément celui qui nous permet de douter, par sa suspension, et ainsi d’accéder à la vérité.
Pour Kant, notre intuition sensible est encadrée par des formes a priori, c’est-à-dire qui sont valables indépendamment de toute expérience : l’espace et le temps. Or ces formes sont celles dans lesquelles se déploie la connaissance mathématique, qui nous permet d’aller bien au-delà de ce que nous percevons. La perception n’est pas une limitation imposée de l’extérieur à notre connaissance : c’est l’exploration de notre perception comme telle qui permet à l’esprit de progresser sur le chemin du savoir.